Analyse de marché, Analyse de marché
15/10/2025

Par Benjamin Melman, Global CIO d'Edmond de Rothschild Asset Management

L’économie mondiale aborde cette fin d’année avec une apparente sérénité que peu d’observateurs auraient osé prédire au coeur des tensions commerciales du printemps. 

Six mois après le Liberation Day, les chiffres de la croissance mondiale résistent en dépit de certaines disparités mondiales, avec une estimation autour de 2,9 % selon le FMI pour 2025 et 2026, soit un rythme inchangé par rapport à 2024. L’environnement est pourtant lesté par des droits de douane renforcés, un endettement record tant aux États-Unis, au Royaume-Uni qu’en France ou même au Japon avec une nouvelle relance budgétaire en vue, et une inflation persistante, laquelle demeure au-dessus des cibles de la Fed depuis plus de quatre ans. Les États- Unis continuent ainsi d’afficher une vigueur supérieure à celle des autres grandes économies, avec une progression du PIB estimée à 2,2 %. Les dépenses d’investissement sont surtout portées par l’IA tandis que les investissements résidentiels restent à la peine. La consommation reste robuste au global mais les ménages les moins aisés montrent des signes de faiblesse tandis que les 10 % les plus aisés représentent 50 % de la consommation, bénéficiant de l’effet richesse que procure un S&P au plus haut, autant de signes que la demande privée est moins homogène qu’il n’y paraît. L’Europe demeure quant à elle engluée dans une reprise hésitante sous le nouveau leadership de l’Allemagne qui cherche à accélérer sa réponse budgétaire. Mais les délais d’implémentation restent longs et les plans de relance ne soutiennent pas encore l’investissement à ce stade. Le nouveau cap est tout de même donné. 

Jusqu’ici, les marchés financiers poursuivent leur ascension imperturbable dans le sillage de la reprise du cycle d’assouplissement monétaire de la Fed et de l’essor de l’Intelligence Artificielle tandis que la volatilité reste exceptionnellement basse et les flux vers les fonds actions progressent. Emblématique de cette phase d’hyper-concentration des indices, les actions liées à l’IA expliquent près des trois quarts de la performance du S&P 500 depuis le lancement de ChatGPT en 2022.

Les premiers craquements

Derrière cette façade apaisée se dissimulent pourtant les premières fissures. 

Primo, le marché de l'emploi américain se détériore, comme en témoigne la révision à la baisse significative des créations d'emplois. Leur rythme de croissance annuelle est désormais inférieur à 1 %, un niveau historiquement bas hors périodes de récession. Le constat est encore plus inquiétant quand on distingue entre emploi public et privé, ce dernier secteur ayant fortement décru en termes absolus et relatifs. 

Deuxio, la résurgence des tensions sino-américaines se superpose au risque de l’emploi américain suite à l’annonce par Donald Trump de nouveaux droits de douane de +100 % sur toutes les importations chinoises à partir du 1er novembre, assortis de restrictions d’exportation massives sur les produits chinois et sur les logiciels jugés critiques. Pékin, de son côté, venait de présenter son propre arsenal protectionniste avec de nouvelles règles d’exportation sur les terres rares imposant une autorisation préalable pour toute entreprise étrangère manipulant des composants contenant ne serait-ce qu’un fragment de minerai chinois. Si la surtaxe entrait en vigueur, on approcherait d’un quasi-embargo commercial entre les deux premières puissances mondiales, ce qui fragiliserait les chaînes d’approvisionnement globales. 

Tertio, la Banque d’Angleterre, dans son dernier Financial Stability Report, alerte sur la prolifération des structures de crédit privé désormais gérées hors du champ bancaire traditionnel, avec des effets de levier souvent mal identifiés. Les défauts de crédit dans le secteur automobile américain de Tricolor et First Brand soulignent à la fois un endettement élevé, ainsi que l’opacité et la complexité des structures de financement. Ces défauts remettent en cause les standards de « due diligence » et l’évaluation des risques dans le private credit, un marché de plus de 1 500 milliards de dollars aux États-Unis. Ce manque de transparence relève d’un cran la perception du risque des marchés de crédit privés et peut accentuer le risque de contagion sur d’autres débiteurs privés à effet de levier.

Une intensité capitalistique rarement vue dans la technologie : menace ou opportunité ? 

La hausse du financement privé a été massive surtout dans l’IA dans un contexte de course effrénée aux nouvelles infrastructures sans que la question du retour sur investissement ne soit encore réellement posée si l’on en juge les valorisations élevées du secteur. Dans une étude de Goldman Sachs, les cinq grands (Microsoft, Amazon, Google, Meta, Oracle) devraient engager près de 380 milliards de dollars en Capex en 2025, soit une hausse de plus de 60 % en glissement annuel, principalement pour soutenir l’IA générative. Cette étude souligne aussi que le rendement sur investissement reste supérieur au coût du capital pour la majorité des « hyperscalers ». En d’autres termes, les marges d’exploitation supportent encore cette expansion mais les estimations de bénéfices futurs posent question. 

Parmi les points de vigilance, notons d’une part que les segments cloud/IA connaissent un ratio Investissement rapporté aux ventes qui approche 35 % contre une moyenne historique autour de 15 %. Cette concentration des investissements renforce les barrières à l’entrée mais accroît le risque systémique qui serait lié à l’effet d’une réduction soudaine du budget d’un seul acteur sur tout le marché de ses fournisseurs. Notons d’ailleurs qu’à la suite de l’importante émission obligataire d’Oracle, Moody’s a sonné l’alarme sur certains déséquilibres potentiels : forte dépendance vis-à-vis de gros contrats IA, endettement qui croîtrait plus vite que l’EBITDA, cash-flows négatifs prolongés, et une dette pouvant pousser le levier (ratio dette / EBITDA) autour de 4 tours. 
D’autre part, les capacités physiques et énergétiques s’avèrent limitées, liées notamment à la saturation des réseaux électriques autour de grands centres (« hubs » de Virginie du Nord, Dublin, Francfort) et au délai moyen de mise en service d’un nouveau datacenter assez long. En somme, l’IA exige des infrastructures massives, énergivores, coûteuses, et longues à rentabiliser.

Vers une allocation d’actifs de plus en plus sélective

Sur le dollar, après plus d'une décennie de domination, la devise connaît l'une des plus fortes dépréciations sur neuf mois en plus de quarante ans, reflétant un triple phénomène : une approche accommodante de la Réserve Fédérale malgré une inflation persistante, des inquiétudes croissantes quant à la perte d'indépendance de la Fed qui pourraient s'intensifier avec le départ de Jerome Powell, et un désir accru des investisseurs de couvrir leur risque dollar, en parallèle à la stratégie de « dédollarisation » adoptée par de nombreuses banques centrales émergentes, notamment à travers l'achat de métaux précieux. À titre d'exemple, selon le World Gold Council, la Chine a enregistré la plus forte augmentation de sa part de détention d'or depuis 2015. Au-delà des prises de profits qui pourraient amener la parité euro dollar à se consolider, la tendance structurelle reste baissière pour le billet vert et nous incite à rester sous-pondérés en recherchant des opportunités sur d'autres devises. 

Concernant le marché de la dette, la détérioration du marché de l'emploi nous amène à pen-ser que les taux courts et intermédiaires sont actuellement plafonnés en raison de la posture résolument accommodante de la Fed, qui s'est accentuée avec l'arrivée de Stephen Miran au sein du conseil des gouverneurs ; il préconise un taux d'intérêt d'équilibre plus faible que celui généralement décrit dans les projections officielles du FOMC. Sur la base de ces considérations, nous choisissons d’augmenter tactiquement la duration de façon sélective, principalement sur la partie basse de la courbe des taux, et en privilégiant les dettes souveraines américaines et allemandes, tout en restant sous-pondérés sur la dette française. Nous poursuivons sur notre stratégie de portage, notamment sur la dette émergente, et plus généralement sur les dettes d’entreprises, pour leur performance ajustée à la volatilité qui reste encore attrayante.

Quant aux actions, nous maintenons une approche plutôt prudente, en attachant une importance particulière aux valorisations des indices américains, qui avoisinent les sommets atteints durant la période post-pandémique de 2021, sans pour autant offrir les mêmes espoirs d'assouplissement monétaire de la Fed ni les mêmes perspectives de croissance qu'à cette époque. Il est indéniable que l'intelligence artificielle a constitué un moteur puissant sur les marchés ; cependant, si l'argument de la productivité future continue de justifier de telles valorisations, l’écart croissant entre le coût du capital et la rentabilité attendue devient de plus en plus difficile à soutenir vis-à-vis des estimations de bénéfices des grandes entre-prises. Nous choisissons ainsi de diversifier nos investissements sur des thématiques liées à la souveraineté économique en Europe, à l’utilisation du Big Data avec une approche attentive à la valorisation, ainsi qu’aux petites et moyennes entreprises pour leur exposition plus locale et moins sensible aux fluctuations des devises.

Graphique : retour de la valorisation sur les niveaux de 2021 avec un contexte macro-financier radicalement différent